L’eau, la Terre et nous

L’eau, la Terre et nous

Abondante sur la planète, l’eau permet la vie. Cependant, même si elle constitue une ressource renouvelable, sa disponibilité en quantités et en qualités suffisantes n’est pas assurée. Penchons-nous sur son avenir.

De Ghislain De Marsily, DOSSIER POUR LA SCIENCE N° 58
Auteur : Ghislain de MARSILY, professeur émérite à l’Université P. et M. Curie et à l’école desmines de Paris, est membre de l’Académie des sciences, de l’Académie d’agriculture et de l’Académie des technologies.
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L’ONU a proclamé 2008 Année internationale de la planète Terre.

Inscrit dans ce cadre, ce dossier offre un éclairage sur les processus physiques, chimiques et biologiques majeurs auxquels l’eau participe dans les divers milieux où elle existe : l’atmosphère, les continents, les glaces, les océans et même la terre profonde. Il renseigne aussi sur l’intervention de l’homme dans ces processus : quelles modifications il impose au climat, comment il s’approprie la ressource, comment il légifère pour gérer ce bien que d’aucuns qualifient « d’or bleu », comme s’il était devenu rare, précieux.

Allons-nous en manquer ? La question étant au cœur de bon nombre des articles qui suivent, nous apportons ici quelques premiers éléments de réponse. Pour poser le cadre général, examinons d’abord d’où vient l’eau, quel est son cycle, combien nous en utilisons.

La Terre, planète bleue vue de l’espace, est riche en eau depuis sa formation, il y a 4,6 milliards d’années. Celle-ci serait venue en deux temps : d’abord avec les planétésimaux, petits astres qui se sont agglomérés en planètes, puis par des bombardements de météorites et de comètes. Si la Terre n’avait pas de relief, l’eau la recouvrirait sur une épaisseur de trois kilomètres, tandis que Vénus n’en aurait que 300 mètres et Mars 20 centimètres. La Terre perd-elle son eau, comme Mars dans le passé ? Oui, mais lentement. Dans la haute atmosphère, le rayonnement solaire brise la molécule d’eau, et l’hydrogène, trop léger, diffuse vers l’espace. Par ce mécanisme, trois mètres d’eau seulement auraient disparu depuis la création de la Terre ; rien de préoccupant.

Très tôt, l’eau est devenue salée en dissolvant les minéraux des roches. Elle recouvrait la planète et s’évaporait fortement, car la Terre était encore chaude. Ensuite des continents se sont formés, et, depuis, ils se déplacent, se morcellent et se regroupent à surface totale presque constante : un tiers de celle du Globe. La pluie sur ces continents a engendré l’eau douce et la glace.

La répartition de l’eau

L’eau douce s’est accumulée sur les continents dans divers réservoirs : glaces, nappes souterraines, lacs, rivières et sols. En « mouvement perpétuel », elle rejoint les océans, puis l’atmosphère, à nouveau les continents et les cellules vivantes (voir la figure 2). Son temps de séjour moyen est de quelques heures dans les cellules, 8 jours dans l’atmosphère, 16 jours dans les rivières, 17 ans dans les lacs, 1 400 ans dans les nappes souterraines, 2 500 ans dans les océans et 10 000 ans dans les glaces. L’eau évaporée parcourt en moyenne 1 000 kilomètres dans l’atmosphère avant de retomber en pluie.

À de rares exceptions près (cas des nappes dites fossiles), l’homme utilise les flux du cycle de l’eau et non les stocks : la pluie qui tombe sur les terres cultivées, dites pluviales, et l’eau prélevée dans les rivières et les nappes souterraines, pour l’irrigation, l’eau domestique et les besoins industriels. En 2000, l’humanité consommait chaque année 5 000 kilomètres cubes d’eau de pluie en agriculture pluviale, 1 800 d’eau captée dans les nappes ou les rivières pour l’agriculture irriguée, 88 pour l’industrie et 53 pour l’eau domestique.

Ces chiffres représentent l’eau véritablement évaporée. Ceux correspondant à l’eau prélevée sont plus élevés : 2 600 pour l’irrigation, 780 pour l’industrie, 380 pour l’eau domestique, soit un total de près de 4 000 kilomètres cubes prélevés par an, pour un peu moins de 2 000 consommés, sans compter l’eau de l’agriculture pluviale. Ils restent cependant petits comparés à la pluie totale sur les continents (119 000 kilomètres cubes par an) ou au débit total d’écoulement des rivières et des nappes (42 500, plus 2 500 de fusion des calottes polaires).

La différence entre les prélèvements et la consommation est rejetée dans le milieu naturel : eau utilisée pour l’énergie hydraulique ou de refroidissement, eau infiltrée dans la terre par les canaux ou les excédents d’irrigation, eau usée des villes et de l’industrie, souvent traitée avant rejet (au moins dans les pays développés) et donc réutilisée en aval.

S’ils semblent rassurants, ces chiffres globaux cachent une grande disparité géographique. En associant à chaque zone climatique la part de la population mondiale qui y vit et l’écoulement disponible, on constate que la densité de population ne suit pas la disponibilité de la ressource (voir la figure 3). Ainsi, la steppe et la zone aride abritent 21,5 pour cent de la population mondiale pour seulement 2,2 pour cent du débit d’écoulement total, alors que la zone tropicale abrite 17,5 pour cent de la population pour 50 pour cent du débit, et la zone tempérée 23 pour cent de la population pour 15 pour cent du débit. De plus, aux régions déficitaires en eau pour des raisons physiques s’ajoutent celles qui ont un déficit pour des raisons économiques, par manque d’installations pour exploiter la ressource : barrages, canaux, pompes, etc.

L’eau pourrait manquer dans un proche avenir pour deux raisons : le changement climatique et la croissance démographique. Elle ne manquera pas pour l’usage domestique, qui représente de petits volumes. L’accès à l’eau potable et à l’assainissement, dont sont privés un à deux milliards d’êtres humains, est une question de financement et de gestion des équipements, pas de manque d’eau (voir Ni or bleu, ni bien public mondial, par B. Barraqué, et La santé mondiale au fil de l’eau, par J. Bartram). Le manque concernera l’agriculture.

Le changement climatique augmentera sans doute les précipitations, mais en altérera la distribution : la ceinture désertique (latitude du Sahara) se déplacera vers les hautes latitudes, et il pleuvra plus aux latitudes septentrionales et sous les tropiques. L’Afrique du Nord, le Sud de l’Europe, l’Afrique du Sud, l’Australie et l’Amérique du Sud seront moins arrosés. Des problèmes se poseront donc sous les latitudes méditerranéennes (voir L’eau dans les pays arides, par M. Besbès).

En 2050, la population mondiale passera à 9 milliards (entre 8 et 12). La nourriture de cette population représente l’essentiel des besoins en eau (voir A-t-on assez d’eau pour nourrir la planète ?, par Fr. Molle et Fl. Maraux), et elle dépend des habitudes alimentaires, en particulier de sa part carnée, car il faut 13 fois plus d’eau pour produire 100 grammes de steak que 100 grammes de pain. Une grande partie de l’Asie, du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ne pourront produire leur nourriture, par manque d’eau et surtout de terres cultivables. La seule façon de nourrir la planète sera de produire plus, en Amérique du Sud principalement, mais aussi en Amérique du Nord, en Europe et en Russie, pour exporter vers les pays déficitaires. Malgré sa forte croissance démographique, l’Afrique sub-saharienne aura les ressources suffisantes en eau et en sols si les aménagements nécessaires y sont réalisés à temps et utilisés efficacement.

Inquiétudes pour l’avenir

Trois dangers menacent : les conflits liés à l’eau, la préservation des écosystèmes et les sécheresses. Sur les conflits, on peut craindre le pire ou parier sur la sagesse. D’aucuns assimilent les massacres du Burundi à une population trop nomb­reuse par rapport aux ressources alimentaires. D’autres parlent des conflits du Darfour en termes de lutte pour l’appropriation des moyens de production dans un contexte déficitaire. Le risque de « migrations environnementales » existe aussi : les déplacements massifs de population dans le passé, invasions mongoles ou peuplement des Amériques, ont toujours eu pour origine une croissance démographique ou une crise climatique ou les deux.

D’autres exemples poussent à plus d’optimisme : ainsi, un accord se profile pour le partage des eaux du Nil. Depuis longtemps, l’Égypte a mis en garde l’Éthiopie contre toute atteinte au débit du Nil Bleu, dont les eaux s’accumulent dans le réservoir d’Assouan, toute retenue en amont étant un casus belli. L’Éthiopie a pourtant besoin de cette eau pour irriguer ses terres et nourrir sa population en forte augmentation. Le compromis serait de permettre aux Éthiopiens, avec l’aide de l’Égypte, de construire des barrages dans les montagnes éthiopiennes, qui constituent un « château d’eau mondial » (voir Les fleuves dans le système Terre, par M. Meybeck). L’idée est que l’eau stockée dans des barrages en montagne s’évapore bien moins que dans le barrage d’Assouan en contrebas. L’Éthiopie pourrait alors utiliser la quantité d’eau économisée sur l’évaporation si la gestion des retenues est assurée conjointement par les deux pays. L’Égypte pourrait en outre utiliser une partie de l’énergie électrique produite. Une telle coopération existe déjà entre l’Inde et le Pakistan pour la gestion commune des ouvrages himalayens, qui fonctionne bien malgré les fortes tensions entre ces deux pays.

La protection des écosystèmes et de la biodiversité est plus préoccupante. L’homme n’est pas le seul à utiliser l’eau de la Terre (voir la figure 1). Avant qu’il ne domine la planète, des écosystèmes naturels utilisaient déjà toute l’eau disponible, et toute soustraction par l’homme d’une part de cette eau se fait nécessairement à leur détriment. Ainsi la forêt a été défrichée pour laisser la place à l’agriculture, et elle le sera encore davantage pour nourrir la population mondiale croissante. De même, les aménagements hydrauliques (barrages, périmètres irrigués, mise en culture des zones humides) réduisent la part réservée à d’autres écosystèmes aquatiques tout aussi importants pour la biodiversité. On peut probablement nourrir plus de 9, voire 12 milliards d’habitants, en coupant toutes les forêts, drainant tous les marécages, barrant et canalisant toutes les rivières et transformant en terres cultivées toutes les surfaces disponibles. Mais la Terre et ses habitants pourront-ils survivre à ce désastre écologique ? De combien et de quels écosystèmes la planète a-t-elle besoin pour survivre ? Et en quel état ? Nous l’ignorons. Ainsi, ce qui manquera sera, non pas l’eau, mais la biodiversité, les écosystèmes naturels, la forêt vierge, etc., c’est-à-dire ce qui rend la planète habitable… et belle !

Désastreuses sécheresses

Une dernière source d’inquiétude vient des épisodes de sécheresse. Elles ont toujours existé, comme les sept années de vaches maigres de la Bible ou la sécheresse du Sahel des années 1970. Au xixe siècle, deux sécheresses on sévit, en 1876-1878 et en 1896-1900, affectant toute la zone de mousson, notamment l’Inde, la Chine, le Brésil et l’Éthiopie, et provoquant chaque fois près de 30 millions de morts. Ces sécheresses résulteraient d’événements El Niño intenses, en moyenne bicentennaux. Elles se reproduiront dans un avenir plus ou moins proche, imprévisible. Déjà, en 1998, des mauvaises récoltes en Asie du Sud-Est avaient entraîné des achats massifs de céréales sur les marchés mondiaux, réduisant fortement les stocks et rendant périlleuse la situation si la sécheresse s’était prolongée.

Les stocks mondiaux de céréales, actuellement de 400 millions de tonnes, représentent moins de deux mois de consommation. En cas de nouvelle crise, ils risquent d’être insuffisants pour satisfaire la demande. De plus, même si les stocks et les moyens de transport sont disponibles, en cas de pénurie, la mondialisation des échanges de nourriture et les lois du marché entraîneront une augmentation vertigineuse des prix mondiaux agricoles et une famine chez les plus pauvres. En effet, l’économiste indien Amartya Sen (prix Nobel 1998) a montré que, lors de la famine qui frappa l’Éthiopie dans les années 1970, des gens mourraient de faim près des voies de communication, alors que le pays disposait de stocks suffisants dans d’autres régions : les ressources financières des affamés ne leur permettaient pas d’acheter à manger, et l’aide mondiale n’a pas été sensibilisée à temps.

Faut-il une nouvelle crise de ce type pour que le monde se décide à créer des stocks plus importants et à les rendre accessibles aux plus démunis dans les pays où les risques de sécheresse sont les plus probables ?

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